La voie du Réel selon la tradition du Cachemire
Cultiver le Réel, c’est comme honorer une déité. Une déité aussi absolue exige de vider son cœur, son esprit et son corps pour les rendre transparents et sincères.
Il s’agit de faire l’offrande de ses croyances, de ses réactions, de ses stratégies et de ses sécurités pour désencombrer notre temple intérieur.
La suprême réalité pourra alors resplendir et nous pourrons goûter la vraie plénitude au sein du vide.
La voie du retournement
On fait face à la vie, telle qu’elle s’offre, plutôt que de se plaindre. On est prêt à relever les défis auxquels elle nous confronte, sans fuir.
Chaque défi est un enseignement qui a le pouvoir d’ouvrir notre esprit et d’approfondir notre cœur.
La vie n’est pas une succession de problèmes à résoudre mais une infinité d’opportunités pour goûter l’ultime, ici et maintenant.
Nous retournons nos plaintes vers leur vrai destinataire, nous-mêmes. Elles contiennent de précieux messages qui révèlent nos croyances, nos peurs, ce à quoi on s’accroche
et qui nous empêche d’être libres. Nos plaintes voient le réel soit comme une menace dont il faut se défendre, soit comme un problème dont il faut se débarrasser.
Elles sont un obscurcissement majeur qui nous empêche de reconnaitre sa suprême beauté et son absolue justesse.
Impossible de goûter son nectar lorsque l’on se défend, ou que l’on refuse d’aller avec.
Il est fou et présomptueux de négocier avec la vie. Pourtant, c’est ce que l’on fait presque en continu, plutôt que de coopérer avec son intelligence infinie
qui dépasse de loin le cadre de notre pensée conditionnée. On cherche à contrôler, maitriser cette puissance, alors qu’il s’agit de réaliser que nous ne sommes pas séparés
du courant de la vie qui ne cesse de nous rappeler la vérité de l’unité. Aussi plutôt que de lutter et de nous défendre, nous pouvons écouter, observer
et admirer la manière unique dont le réel se dévoile à travers l’infinie créativité de ses formes.
La voie de l’écoute, de l’observation
Tout nous intéresse, nous ne cherchons plus le confort à tout prix. Nous voulons goûter toutes les saveurs de la vie, l’amertume de la tristesse, l’intensité de la colère,
la densité de la rage, le feu de la joie. Nous désirons faire l’expérience directe de nos émotions, de notre réactivité et de notre agitation. Sans nous perdre dans l’intellectualisation
ou la rationalisation de ce que nous ressentons, nous laissons vivre les émotions. Le pur vécu nous intéresse. N’ayons pas peur de ressentir la vérité des sensations.
L’aventure humaine dans toute son étendue, psychique, physique, émotionnelle, énergétique nous passionne. Nous désirons la connaitre en direct,
en obtenir une connaissance de première main ; aussi nous ne reculons devant aucune expérience, même si elle s’avère confrontante et intense.
Nous laissons la vie nous mener dans nos retranchements, nous pousser dans nos limites. Elle cherche à nous faire lâcher nos sécurités illusoires
et notre identification au moi de surface pour nous mener au cœur de nous-même. À la rencontre de la perle ultime qui brille dans notre profondeur.
Chaque jour, nous laissons se dissoudre un peu plus l’emprise des dynamiques mentales sur notre esprit en cultivant l’assise dans le fond de l’être.
Notre regard s’éclaircit, notre lucidité s’affine. Le vrai apparait, l’illusoire s’évapore.
La voie de la verticalité
L’assise régulière permet de développer sa stabilité. Le souffle s’intériorise, se verticalise et s’apaise dans la voie du milieu (Suṣumṇā). Notre tendance à la saisie
et au contrôle s’allège au fur et à mesure que s’approfondit notre capacité à se déposer dans le fond de l’être. L’axe vertical qui traverse le corps devient vivant.
Il nous relie au ciel et à la terre, et se déploie sans limite jusqu’aux confins du cosmos.
Ce vécu axial nous révèle que seul l’instant existe. Notre pratique principale consiste à nous aligner avec son surgissement dans une spontanéité
de plus en plus dépouillée de toute intervention volontaire.
Lorsque le mental nous désaccorde en emportant notre attention dans ses projections, ses ressassements ou ses inquiétudes, nous prenons immédiatement conscience
de notre déséquilibre. La prochaine expire nous ramène dans le fond de l’être et nous ancre. L’esprit, le cœur et le centre vital à nouveau alignés, l’inspire se déploie
dans la voie médiane et rayonne dans l’espace. Une assise inébranlable permet d’affirmer l’axe vertical.
Ce positionnement intérieur de plus en plus stable et profond élimine les doutes et les hésitations. Nos gestes deviennent précis et efficaces, accordés au vrai.
On se sent aligné des pieds à la tête, entier. Le mental marche avec les pieds. Cette unité intérieure retrouvée procure une immense détente dans tout l’organisme.
Nous goûtons la joie du non-effort.
La voie de l’abandon
On apprend à s’accorder au souffle vertical, dans n’importe quel contexte. Le mantra Hamsa, Je suis, résonne de manière subtile dans tout notre être,
avec chaque inspire et chaque expire, sans discontinuer. Sous son effet, le cœur se déplie et se laisse toucher par les événements de la vie, sans plus se protéger.
Son seul désir est alors d’entrer dans une intimité de plus en plus totale avec la suprême réalité. Il n’aspire plus qu’à goûter le nectar subtil qui imprègne la totalité de la manifestation.
Pour cela, il sait qu’il n’y a pas d’autre voie que l’abandon. Le moindre doute, le moindre mouvement de défense réduit l’intimité avec l’Essence
et il supporte de moins en moins être coupé de la félicité que procure l’intimité.
On comprend avec de plus en plus d’évidence que le réel exige seulement notre pleine adhésion. Notre tâche étant de relâcher nos mouvements d’appropriation, de résistance, de refus,
pour laisser l’être que nous sommes, éclore au maximum de ses capacités et de son talent. Nous ne connaissons pas le grand plan cosmique, laissons la vie nous le révéler.
Nous offrons notre moi contracté, volontaire, exigeant, au grand feu du réel avec de moins en moins d’hésitation et d’appréhension. L’expérience de cette oblation, renouvelée à chaque instant,
nous pose dans l’espace et la plénitude de notre vraie nature. Nous réalisons avec de plus en plus d’acuité que seule la résistance crée le manque, l’insatisfaction, l’enfermement, l’isolement.
La voie de l’unité
Les fantaisies du mental ont totalement perdu leur attrait. La lumière de la Conscience irradie à travers toutes les formes, la diversité s’unifie. Les yeux physiques s’ancrent dans le cœur
pour toucher le monde. Le regard devient sensible, il perd sa tendance à découper le monde en objets séparés. Le besoin de conceptualiser et d’objectiver cesse,
les notions d’intérieur et d’extérieur fondent. La réalité n’étant plus voilée par la vision duelle, l’unité originelle resplendit. La confiance devient vraie, profonde.
Comment l’unité qui contient tout ce qui est pourrait-elle commettre la moindre erreur ?
Croire que nous sommes une entité séparée de l’instant, nous apparait pour ce qu’elle est : une folie. Immergés dans l’océan de l’unité, nous accompagnons la montée et la descente des vagues,
le mental au repos. Portés par le flux, notre désir confondu avec celui de l’océan, nous goûtons la pure joie d’être.